L'ancien garde des Sceaux raconte dans son dernier livre "les Epines et les Roses" paru le 16 mars 2011 ses combats de ministre et exhorte la gauche à ne pas céder devant la vague sécuritaire.
Le Nouvel Observateur.-Dans votre livre, « Les épines et les roses », vous revisitez les cinq années, de 1981 à 1986 , pendant lesquelles vous avez été ministre de la Justice. Quel était votre état d’esprit au moment de votre nomination?
Robert Badinter.- Choisir un homme comme moi , ce n’était pas politique. Certes, j’étais formé, j’avais beaucoup réfléchi, combattu la loi « Sécurité Liberté » de Peyrefitte. Je me sentais prêt. Mais aussi, j’étais fils d’immigré, avocat identifié, depuis l’affaire Patrick Henry, comme celui qui veut soustraire les assassins à la peine de mort : c’est ce qu’en droit on appelle le cumul idéal d’infractions ! Mon obsession était d’en finir avec la peine de mort, les juridictions d’exception, pour reconstruire la justice française sous l’enseigne des libertés. Le matin de l’abolition, deux tiers des Français étaient favorables à la peine de mort, et un tiers contre. Si l’on avait tenu compte de l’état de l’opinion, il n’y aurait jamais eu d’abolition. J’avais souvent entendu Mendès dire : ‘on a 100 jours’. Je m’étais dit : on bénéficie d’un état de grâce et de la faveur du parlement. Si en décembre, on n’a pas tout rasé et commencé à reconstruire pour les années qui viennent, c’est raté.
C’est ainsi que dès le 3 octobre 1981, je suis allé avec Chandernagor, Ministre de la Défense à Strasbourg pour ouvrir aux Français la cour européenne des droits de l’homme. C’était un levier essentiel pour combattre des lois contraires aux libertés. Avec l’abolition, c’est là mon plus grand sujet de fierté. Mais très vite, j’ai attiré critiques et sarcasmes. Cela ne m’arrêtait pas. Mitterrand s’en amusait. Il me disait : « C’est curieux, Robert, comme vous êtes impopulaire. Vous ne devez pas vous y prendre très bien.» Quand j’allais dîner au restaurant, il ne se passait pas un quart d’heure sans que quelqu’un dise bien fort : ‘Oui, ma voisine a été cambriolée la nuit dernière. Ca ne m’étonne pas avec tous ces assassins qu’on a libérés!’ Et tout le monde faisait chorus. Il est vrai que j’avais reçu en héritage une loi d’amnistie dont les termes avaient été publiés la veille du jour où je suis devenu ministre. On craignait alors une explosion dans les prisons. Vous imaginez, si nous avions dû commencer notre tâche en rétablissant l’ordre dans les prisons ? J’ai vite senti que je suscitais une véritable haine. Et ce n’était pas facile pour mes enfants, pour ma femme Elisabeth. Et c’est pourquoi je lui dédie ce livre, je lui devais bien ça ! Rappelez-vous cette manifestation de policiers, en 1983. Des factieux devant la porte de l’Elysée, avec les CRS goguenards qui les laissaient passer ! Place Vendôme, les gardes de la Chancellerie enlevaient leurs casquettes pour les saluer. C’était fou. J’ai dit à mes collaborateurs : tout ce qui nous reste c’est de nous défendre en leur jetant jusqu’à nos derniers Dalloz ! Quand Mitterrand l’a appris, je ne l’ai jamais vu dans une telle rage. A l’Assemblée aussi on était confronté à l’incroyable haine de la droite. Il m’arrive encore d’en rêver.
N.O.- Christian Bonnet, ancien ministre de l’Intérieur, disait de vous que vous étiez ‘l’expression d’une certaine moisissure parisienne’ !. La haine que vous suscitiez était aussi empreinte d’antisémitisme.
R.Badinter.- Oui, évidemment. Mais pas parmi le personnel politique, hormis quelques débris de l’extrême droite pétainiste. Les années noires avaient laissé leur trace : personne n’aurait osé tenir les propos de Xavier Vallat sur Blum. Mais dans le public, dans les lettres que je recevais, oui, c’était bien présent.
N.O.- C’est l’époque où le thème de l’insécurité s’est imposé dans le débat public.
R.Badinter.-A partir des élections municipales de 1983, on a mesuré le prix que coûtait notre politique. Le thème de l’insécurité était tellement exploité à droite ! C’était tellement commode, tellement profitable ! Mes amis, bien sûr, me défendaient, mais j’étais le mauvais élève de la classe. Je croyais être utile en proposant de venir soutenir les candidats. J’avais dégagé mon emploi du temps. Mais personne ne m’a appelé sauf Jacques Auxiette : chez lui à la Roche sur Yon, il n’y avait ni délinquance, ni immigré !
N.O .- Parce que désormais, sous la gauche, délinquance et immigration ont partie liée ?
R.Badinter.-Pour le public, tout est venu à la fois au cours de l’été 81. Ah, on laisse rentrer les immigrés ! Appel d’air. Ah on sort les délinquants : amnistie. Ah, on abat les défenses de la République, comme la cour de sûreté, les tribunaux militaires, la loi anti-casseurs ! Tout était bon. Laxisme, angélisme : j’en ai pris conscience assez vite, à l’automne 81, après ce moment de bonheur qu’était l’abolition. Les dures réalités sont arrivées une semaine après. Mais c’est là que j’ai pensé qu’il fallait concevoir une politique de gauche contre la délinquance. Il fallait aller aux sources, à savoir la prévention de la délinquance, que Gilbert Bonnemaison a inventée. Mauroy était favorable. Puis Pierre Joxe a favorisé la modernisation technique de la police. Et à partir de 1984, nous avons eu une diminution de la délinquance. Ca marchait.
N.O.-Et les prisons ?
R.Badinter.- La transformation carcérale était pour moi une exigence angoissante, obsessionnelle. Je me souviens de la première fois où je suis entré dans une prison. C’était à Fresnes, en 1952. Tout de suite, j’ai pensé au vers d’Aragon : « Est-ce ainsi que les hommes vivent…. ». Evidemment, il ne s’agissait pas pour moi d’être un Vauban pénitentiaire. Ce que je voulais, c’était humaniser les prisons, ne pas entasser dans les maisons d’arrêt quatre personnes par cellule. Je me souviens de la visite d’une prison de femmes, à Strasbourg : trente détenues dans une salle commune et un seul poêle. On gelait l’hiver. C’était inhumain, insupportable et fabriquait de la récidive. On a fermé tout de suite les quartiers de haute sécurité, après d’épiques séances avec les syndicats pénitentiaires ultrasécuritaires qui étaient alors gangrénés par le lepénisme. Depuis, ils ont bien changé. Mais à cette époque, pour eux, j’étais l’avocat de Bontems, le preneur d’otages de Clairvaux. Les syndicats disaient : ‘on nous livre aux assassins, nous sommes sans défense’. Cela n’avait rien de surprenant. On avait supprimé la peine de mort, et maintenant les QHS ! Puis autorisé les parloirs libres, supprimé la tenue pénale, accordé le droit de téléphoner, de fumer dans les cellules, installé la télévision… Il fallait combattre le mythe stupide de la prison quatre étoiles. On leur donnait la télévision, et pourquoi pas du champagne, pendant qu’on y était ! C’était ça, le climat.
Mais je le dis franchement, la politique pénitentiaire fut un échec. Ce qui a manqué c’était l’argent : voilà la raison de l’échec. Parmi la longue liste des priorités sociales, les prisons n’arrivaient pas en tête. Et de loin. Malgré toutes les plaidoiries que j’ai pu faire auprès de Matignon ou du ministère du budget. On me donnait un peu là où il aurait fallu beaucoup pour mettre fin aux conditions de détention misérables. Moralement, nous n’avons pas été à la hauteur des exigences. Cela tient sans doute à la vieille prégnance catholique du péché, nous ne sommes pas une nation, une culture où l’on prend en compte la prison.
N.O.- Dans votre livre, vous dénoncez l’utilisation du crime comme fond de commerce.
R.Badinter.- Quand la droite arrive, immédiatement, c’est presque instinctif, pour montrer qu’on est ‘ tough on crime ‘, dur avec le crime, on fait des lois sécuritaires. La gauche proteste. On la tient dans le piège. Quand elle revient au pouvoir, elle les défait, et dans ce cas-là, elle est taxée de laxisme. Prenez la loi Guigou sur la présomption d’innocence : c’était une très bonne loi. Mais un fait divers peut défaire ce qu’une bonne loi a fait. C’est ce qui est arrivé avec l’affaire du Chinois, criminel multirécidiviste. On a fait machine arrière alors qu’il aurait fallu tenir ferme. Parce que l’accusation de laxisme, d’angélisme, est mortelle politiquement. Aujourd’hui, nous approchons des élections. Personne ne pourra dire que la politique de sécurité aura réussi. L’échec sur le terrain est patent. Mais chaque crime est exploité cyniquement. On vote toujours plus de lois, et plus de lois plus dures. Si, comme je l’espère, la gauche revient au pouvoir, il lui faudra tenir bon. Et ce n’est pas chose facile.