MANIFESTE CYBORG:

SCIENCE, TECHNOLOGIE ET FÉMINISME SOCIALISTE À LA FIN DU XXe SIÈCLE *
Donna Haraway

Rêve ironique d’une langue commune pour les femmes dans le circuit intégré.
Je vais tenter ici de construire un mythe politique ironique qui soit fidèle au féminisme, au socialisme et au matérialisme. Plus fidèle peut-être au sens du blasphème que de la vénération et de l’identification respectueuses. Le blasphème semble exiger depuis toujours que l’on prenne les choses très au sérieux. Je ne connais pas de meilleure posture à adopter de l’intérieur des traditions évangéliques laïquo-religieuses, traditions suivies en politique par les Américains, y compris par les féministes socialistes. Le blasphème lancé de l’intérieur de la majorité morale nous en protège, tout en soulignant le besoin que nous avons de communauté. Le blasphème n’est pas l’apostasie. L’ironie est une histoire de contradictions qui ne se résolvent pas dans de grands “ touts ”, même dialectiquement. L’ironie est une histoire de tension produite lorsque l’on veut faire tenir ensemble des choses incompatibles parce que deux d’entre elles, ou toutes, sont vraies et nécessaires. Une histoire d’humour, une façon de jouer sérieusement. Une stratégie rhétorique, une méthode politique que j’aimerais voir plus souvent à l’honneur au sein du féminisme socialiste. Au centre de ma foi, de mon ironie, de mon blasphème : l’image du cyborg.

Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. La réalité sociale est le vécu des relations, notre construction politique la plus importante, une fiction qui change le monde. Les divers mouvements féministes internationaux ont autant construit “ l’expérience des femmes ” qu’ils ont mis à découvert ou fait la découverte de cet objet collectif crucial. Cette expérience des femmes est une fiction et un fait de la plus haute importance politique. La libération nécessite que l’on construise la conscience de l’oppression et des possibles qui en découlent, qu’on les appréhende en imagination. Le cyborg : question de fiction et de vécu, qui change ce qui compte en tant qu’expérience des femmes en cette fin de XXe siècle. Il s’agit d’une lutte de vie et de mort, mais la frontière qui sépare la science-fiction de la réalité sociale n’est qu’illusion d’optique.

La science-fiction contemporaine est peuplée de cyborgs, créatures à la fois animal et machine qui habitent des univers ambigus à la fois naturels et fabriqués. La médecine moderne, elle aussi, fait appel à des cyborgs, accouplements entre organisme et machine, tous conçus comme des systèmes codés, et dont l’intimité et l’énergie ne proviennent pas de l’évolution de la sexualité telle que nous la connaissons. Le sexe cyborgien fait revivre quelque chose de la ravissante liberté réplicative des fougères et des invertébrés (quelle délicieuse prophylaxie naturelle contre l’hétérosexisme). La réplication du cyborg a divorcé de la reproduction organique. La production moderne ressemble à un rêve de travail accompli dans un monde colonisé par les cyborgs, un rêve à côté duquel le cauchemar du Taylorisme paraîtrait idyllique. Et la guerre moderne est une orgie de cyborgs qui a pour nom de code le C3ICommand-Control-Communication-Intelligence (Commandement-Contrôle-Communication-Renseignement), une ligne de 84 milliards de dollars dans le budget de la défense américaine de 1984..

Je plaide pour une fiction cyborgienne qui cartographierait notre réalité corporelle et sociale, une ressource imaginaire qui permettrait d’envisager de nouveaux accouplements fertiles. La biopolitique de Michel Foucault n’est qu’une pâle prémonition de la politique du cyborg, ce vaste champ.

La fin du XXe siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués; en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de transformation historique. Dans la tradition occidentale des sciences et de la politique – tradition de la domination masculine, raciste et capitaliste, tradition du progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres – la relation entre organisme et machine fut une guerre de frontières. Elle avait pour enjeux les territoires de la production, de la reproduction et de l’imagination. Ce chapitre est une plaidoirie et pour le plaisir à prendre dans la confusion des frontières et pour la responsabilité à assumer quant à leur construction. C’est aussi une tentative de contribution à la culture et à la théorie féministes socialistes sur un mode post-moderne qui ne se réfère pas à la “ nature ”, dans la tradition utopiste d’un monde sans genres sexués qui est peut-être un monde sans genèse mais peut-être aussi un monde sans fin. L’incarnation du cyborg est extérieure à l’histoire de la rédemption. Elle ne s’inscrit pas non plus dans un calendrier œdipien car elle ne cherche pas à cicatriser les terribles clivages du genre dans une utopie symbiotique orale ou une apocalypse post-œdipienne. Comme le dit Zoe Sofoulis dans Lacklein, texte inédit sur Jacques Lacan, Mélanie Klein et la culture nucléaire, les monstres les plus terribles, et peut-être promis au plus bel avenir, des mondes cyborgiens s’incarnent dans des récits non-œdipiens qui ont une logique de répression différente et que nous devons comprendre si nous voulons survivre.

Le cyborg est une créature qui vit dans un monde post-genre ; il n’a rien à voir avec la bisexualité, la symbiose préœdipienne, l’inaliénation du travail, ou tout autre tentation de parvenir à une plénitude organique à travers l’ultime appropriation du pouvoir de chacune de ses parties par une unité supérieure. Le cyborg n’a pas d’histoire de ses origines au sens occidental du terme – ultime ironie puisqu’il est aussi l’horrible conséquence, l’apocalypse finale de l’escalade de la domination de l’individuation abstraite, le moi par excellence, enfin dégagé de toute dépendance, un homme dans l’espace. L’histoire des origines, au sens humaniste occidental du terme, repose sur le mythe d’une unité, d’une plénitude, d’une béatitude et d’une terreur originelles représentées par la mère phallique dont tous les humains doivent se détacher, pour accomplir leur double tâche de développement individuel et historique, selon les mythes jumeaux super puissants hérités du marxisme et de la psychanalyse. Comme l’a montré Hilary Klein, le marxisme et la psychanalyse reposent, dans leur conception du travail, de l’individuation et de l’élaboration des genres, sur le même scénario : la différence doit être produite à partir d’une unité originelle et trouver un rôle dans la mise en scène de la montée de la domination qui s’exerce sur la femme/nature. Le cyborg saute l’étape de l’unité originelle, celui de l’identification avec la nature au sens occidental du terme. Voici sa promesse illégitime, qui pourrait nous conduire vers la subversion de sa téléologie de guerre des étoiles.

Le cyborg est résolument du côté de la partialité, de l’ironie, de l’intimité et de la perversité. Il est dans l’opposition, dans l’utopie et il ne possède pas la moindre innocence. Parce qu’il n’est plus structuré par la polarité du public et du privé, le cyborg définit une cité technologique en partie basée sur une révolution des relations sociales au sein de l’oïkos, du foyer. Nature et culture sont refaçonnées ; l’une ne peut plus être la ressource que l’autre s’approprie et assimile. Les relations, y compris celles de polarité et de domination hiérarchique, qui permettent, avec des parties, de former des “ touts ” sont à l’ordre du jour dans le monde cyborgien. Contrairement au monstre de Frankenstein, le cyborg n’attend pas de son père qu’il le sauve en restaurant le jardin originel ; c’est-à-dire en lui fabriquant une compagne hétérosexuelle, en faisant enfin de lui un tout fini, une cité, un cosmos. Le cyborg ne rêve pas d’une communauté établie sur le modèle de la famille organique, mais il n’en a pas pour autant un projet œdipien. Le cyborg ne reconnaîtrait pas le jardin d’Eden, il n’est pas fait de boue et il ne peut rêver de retourner à la poussière. C’est peut-être pour cela que je veux voir si les cyborgs peuvent subvertir l’apocalypse du retour à la poussière nucléaire engendré par la compulsion obsessionnelle à nommer l’Ennemi. Les cyborgs ne sont pas respectueux ; ils n’ont pas de souvenir du cosmos. Ils se méfient de l’holisme, mais ont besoin de connexion – ils semblent avoir un penchant naturel pour la politique du front commun, mais sans troupes d’avant-garde. Reste le grand problème des cyborgs : ils sont les rejetons illégitimes du militarisme et du capitalisme patriarcal, sans parler du socialisme d’État. Mais les enfants illégitimes se montrent souvent excessivement infidèles à leurs origines. Leurs pères sont, après tout, in-essentiels.

Je reviendrai sur la science-fiction cyborgienne à la fin de ce chapitre, mais je veux maintenant évoquer trois brèches percées dans les frontières, trois moments cruciaux qui rendent possible l’analyse de politique-fiction (politico-scientifique) qui va suivre. Dans la culture scientifique américaine de cette fin du XXe siècle, la frontière qui sépare l’humain de l’animal est presque complètement tombée. Quand ils n’ont pas été transformés en parcs de loisirs, les derniers bastions de la spécificité ont été pollués : ni le langage, ni l’outil, ni le comportement social, ni ce qui se passe dans notre tête ne justifie plus de manière vraiment convaincante la séparation de l’humain et de l’animal. Et nombreux sont ceux qui ne ressentent plus le besoin d’une telle séparation ; au sein de la culture féministe, bien des tendances affirment le plaisir que procure la connexion de l’humain aux autres créatures vivantes. Les mouvements de défense des droits des animaux ne proposent pas un déni irrationnel de la spécificité humaine ; ils reconnaissent avec lucidité la connexion qui s’établit au-delà de la vieille opposition entre nature et culture. Au cours des deux derniers siècles, la biologie et la théorie de l’évolution ont en même temps transformé les organismes en objets de connaissance et réduit la frontière entre humain et animal à une légère trace sans cesse re-tracée par les luttes idéologiques et les disputes professionnelles qui opposent les sciences sociales à celles de la vie. Dans ce contexte, raconter aux enfants la création du monde par Dieu, comme le font les Chrétiens d’aujourd’hui, est une forme de maltraitance qu’il faudrait dénoncer.

L’idéologie du déterminisme biologique n’est qu’une position à partir de laquelle la culture scientifique permet de débattre des différentes significations de l’animalité humaine. Il reste beaucoup de place aux défenseurs d’une politique radicale pour contester les conséquences d'un brouillage de la frontière 1. C’est précisément là où la frontière entre l’humain et l’animal est transgressée que le cyborg apparaît en mythe. Loin de traduire un éloignement qui isolerait les humains des autres créatures vivantes, les cyborgs annoncent des accouplements fâcheusement et délicieusement forts. La bestialité obtient, dans ce cycle d’échange marital, un nouveau statut.

Une seconde distinction est en train de se lézarder, celle qui oppose l’humain-animal (l’organique) et la machine. Les machines pré-cybernétiques pouvaient être hantées ; il y a toujours eu dans la machine le spectre du fantôme. Ce dualisme a structuré le dialogue entre matérialisme et idéalisme mis en place par une enfant de la dialectique que l’on appelle esprit, ou histoire, selon les goûts. Mais au fond, les machines ne se déplaçaient pas toute seules, elles ne s’auto-concevaient pas, n’avait aucune autonomie. Elles ne réalisaient pas le rêve de l’homme, elles ne pouvaient que le tourner en dérision. Elles n’étaient pas l’homme, son propre auteur, mais une simple caricature de ce rêve masculiniste de reproduction. Penser qu’elles pouvaient être autre chose était pur délire paranoïde. Maintenant, nous n’en sommes pas si sûres. Avec les machines de la fin du XXe siècle les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit, auto-développement et création externe, et tant d’autres qui permettaient d’opposer les organismes aux machines, sont devenues très vagues. Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes.

Le déterminisme technologique n’est qu’un des espaces idéologiques ouverts par les nouvelles conceptions de la machine et de l’organisme comme textes codés à travers lesquels nous jouons à lire 2. La textualisation hyperbolique, que l’on trouve dans la théorie post-moderne et post-structuraliste, a été condamnée par les féministes socialistes et marxistes pour sa méconnaissance utopique des relations vécues de domination qui constituent le terrain sur lequel se “ joue ” la lecture arbitraire 3. Il est certainement vrai que les stratégies post-modernes, comme mon mythe du cyborg, subvertissent des myriades de “ touts ” organiques (par exemple le poème, la culture primitive, l’organisme biologique). En bref, nous ne sommes plus très sûres de savoir ce qui appartient ou non à la nature – cette source d’innocence et de sagesse – et nous ne le saurons probablement plus jamais. Nous avons perdu l’autorisation d’interpréter, qui fait la transcendance, et avec elle, nous avons perdu l’ontologie, qui fait le terrain de l’épistémologie “ occidentale ”. Mais il y a d’autres réponses à cela que le cynisme, le manque de foi, ou tout autre version abstraite de l’existence, comme la destruction de “ l’homme ” par la “ machine ” ou de “ l’action politique signifiante ” par le “ texte ” qu’entraînerait le déterminisme technologique. Savoir qui seront les cyborgs est une question fondamentale, notre survie dépend des réponses que nous saurons y apporter. Les chimpanzés comme les objets ont leur politique, pourquoi pas nous (de Waal, 1982 ; Winner, 1980) ?

La troisième distinction qui nous intéresse ici est un sous-ensemble de la deuxième : la frontière entre ce qui est physique et ce qui ne l’est pas devient très imprécise. Les livres de vulgarisation qui traitent des conséquences de la théorie des quanta et du principe d’indétermination sont à la science ce que les histoires d’amour de la collection Harlequin sont au changement radical que connaît l’hétérosexualité blanche américaine : ils sont dans l’erreur, mais ils ont choisi le bon sujet. La microélectronique constitue la quintessence des machines modernes, ses appareils sont partout, et invisibles. La machinerie moderne est un jeune dieu irrévérencieux qui ridiculise l’ubiquité et la spiritualité du Père. La puce en silicium est une surface d’écriture ; elle est gravée dans des couches moléculaires que seul le bruit atomique vient troubler, ultime distorsion pour partition nucléaire. Dans les histoires que l’Occident raconte sur l’origine de la civilisation, l’écriture, le pouvoir et la technologie sont de vieux partenaires, mais la miniaturisation a transformé l’expérience que nous avons de ce mécanisme. La miniaturisation s’est révélée avoir trait au pouvoir, Small n’est plus si beautiful, le petit, celui que l’on trouve par exemple dans les missiles de croisières, apparaît maintenant pré-éminemment dangereux. Comparez les postes de télévision des années 50 ou les caméras des années 70 avec les montres-télévisions que l’on porte aujourd’hui au poignet ou les nouvelles caméras vidéos qui tiennent dans une main. Nos meilleures machines sont faites de soleil, toute légères et propres car elles ne sont que signaux, vagues électromagnétiques, section du spectre. Elles sont éminemment portables, mobiles – un sujet d’immense douleur à Détroit et Singapour. Matériels et opaques, les gens sont loin de cette fluidité. Les cyborgs sont éther, quintessence.

C’est justement leur ubiquité et leur invisibilité, qui font des cyborgs ces machines meurtrières. Difficiles à voir matériellement, ils échappent aussi au regard politique. Ils ont trait à la conscience – ou à sa simulation 4. Ce sont des signifiants flottants qui se déplacent en camion à travers l’Europe, et qu’à Greenham, le magique maillage de ces femmes dénaturées et inconvenantes, qui savent si bien lire les toiles cyborgiennes du pouvoir, a arrêté plus efficacement que les pratiques militantes de l’ancienne politique masculiniste, naturellement constituée d’individus qui ont besoin des jobs que leur offre l’industrie militaire 5. En définitive, la science la plus “ dure ” étudie le domaine où la confusion des frontières est la plus grande, le domaine du nombre pur, de l’esprit pur, du C3I, de la cryptographie et de la préservation de puissants secrets. Les nouvelles machines sont si propres et légères. Leurs concepteurs, des adorateurs du soleil par qui a lieu une nouvelle révolution scientifique associée aux peurs secrètes de la société postindustrielle. Les maladies qu’évoquent ces machines propres ne sont “ rien d’autre ” que de minuscules changements apportés au code d’un antigène dans le système immunitaire, “ rien d’autre ” que l’expérience du stress. Les doigts agiles des femmes “ orientales ”, l’ancienne fascination des petites filles de l’Angleterre victorienne pour les maisons de poupées, l’attention forcée des femmes sur tout ce qui est petit prend, dans ce monde, des dimensions plutôt inattendues. Il se pourrait bien qu’une Alice cyborgienne soit en train de s’intéresser à ces nouvelles dimensions. Il se pourrait bien que ce soient, oh ironie du sort, ces femmes cyborgs dénaturées qui fabriquent des puces en Asie et dansent des farandoles dans la prison de Santa Rita 6 qui, en constituant des groupes, fédèrent efficacement les stratégies de la contestation.

Ainsi, j’élabore mon mythe du cyborg pour parler des frontières transgressées, des puissantes fusions et des dangereuses éventualités, sujets, parmi d’autres, d’une réflexion politique nécessaire que les progressistes pourraient mener. Une des prémisses sur lesquelles je me fonde : les socialistes et les féministes américain(e)s considèrent pour la plupart que les dualismes corps et esprit, animal et machine, idéalisme et matérialisme sont accentués par les pratiques sociales, les formulations symboliques et les objets physiques associés aux “ hautes-technologies ” et à la culture scientifique. De L’Homme unidimensionnel (Marcuse 1964) à La Mort de la nature (Merchant, 1980) les analyses développées par les progressistes mettent l’accent sur la nécessité de dominer la technique et font appel à un corps organique imaginaire pour renforcer notre résistance. Une autre de mes prémisses : jamais ceux qui tentent de lutter contre l’intensification mondiale de la domination n’ont autant eu besoin de s’unir. Mais une perspective légèrement décalée nous permettrait de pouvoir mieux nous battre pour introduire, dans des sociétés médiatisées par la technologie, de nouvelles significations et de nouvelles formes de pouvoir et de plaisir.

On pourrait voir le monde cyborgien comme celui avec lequel viendra l’imposition définitive d’une grille de contrôle sur la planète, l’abstraction définitive d’une apocalyptique Guerre des étoiles menée au nom de la défense nationale, et l’appropriation définitive du corps des femmes dans une orgie guerrière masculiniste (Sofia, 1984). D’un autre point de vue, le monde cyborgien pourrait être un monde de réalités corporelles et sociales dans lesquelles les gens n’auraient peur ni de leur double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours fragmentaires, des points de vue toujours contradictoires. La lutte politique doit prendre en compte ces deux perspectives à la fois car chacune d’entre elles révèle et les rapports de domination et les incroyables potentialités de l’autre. La vision unilatérale produit des illusions bien pires que la vision bilatérale ou que celle des monstres à plusieurs têtes. Les unions cyborgiennes sont monstrueuses et illégitimes ; dans le contexte politique actuel, on ne peut espérer trouver plus puissant mythe de résistance et de nouvel accouplement. J’aime imaginer le LAG (Livermore Action Group 7) comme une sorte de société cyborgienne qui s’efforce avec réalisme de convertir les laboratoires, lieux de la plus violente apocalypse technologique, bouches d’où sont vomis ses instruments de destruction, je rêve du LAG comme d’une sorte de société cyborgienne s’engageant à construire une forme politique qui tienne véritablement ensemble sorcières, ingénieurs, anciens, invertis, chrétiens, mères et léninistes pendant suffisamment de temps pour désarmer l’État. Fission Impossible, tel est le nom du groupe d’affinité qui s’est créé dans ma ville. (Affinité : un lien non de sang mais de choix, attraction d’un noyau chimique par un autre, avidité 8) .

Identités fracturées
Se nommer féministe, sans rien ajouter à ce qualificatif, voire affirmer son féminisme en toute circonstance, est devenu difficile. Nous avons une conscience aiguë de ce qu’en nommant, on exclut. Les identités semblent contradictoires, partielles et stratégiques. Après que les notions de classe, de race et de genre se sont, non sans mal, tratégiques. Après que les notions de classe, de race et de genre se sont, non sans mal, imposées comme constructions sociales et historiques, on ne peut plus les utiliser comme bases d’une croyance essentialiste. Il n’y a rien dans le fait d’être femme qui puisse créer un lien naturel entre les femmes. “ être ” femme n’est pas un état en soi, mais signifie appartenir à une catégorie hautement complexe, construite à partir de discours scientifiques sur le sexe et autres pratiques sociales tout aussi discutables. Conscience de classe, conscience de race ou conscience de genre nous ont été imposées par l’implacable expérience historique des réalités contradictoires du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat. Qui compose ce “ nous ”, dans ma propre rhétorique ? Sur quelles identités peut-on s’appuyer pour fonder un mythe politique aussi puissant que ce “ nous ”, et qu’est-ce qui pourrait pousser quelqu’un à s’engager dans une telle collectivité ? Les douloureuses divisions qui opposent les féministes les unes aux autres (sans parler des femmes en général) ont emprunté toutes les lignes de fracture possibles et rendu insaisissable le concept même de femme, concept qui constitue une matrice où reproduire, entre femmes, les relations de domination. Pour moi, et pour beaucoup d’autres, comme moi historiquement incarnées dans un corps de femme blanche d’âge moyen, états-unienne, radicale, de classe moyenne et exerçant un métier, la crise d’identité politique menace à tout instant. Face à ce genre de crise, l’histoire récente d’une grande partie de la gauche et du féminisme américains est une histoire de scissions incessantes et de quêtes éternelles d’une essence unificatrice. Mais petit à petit, une autre possibilité de réponse à ces crises s’est imposée : la coalition – l’affinité, plutôt que l’identité 9.

Après avoir étudié les temps forts qui ont accompagné la prise de parole politique des “ femmes de couleur ”, Chela Sandoval a élaboré un modèle d’identité politique plein d’avenir qu’elle a appelé “ conscience oppositionnelle ”. Ce modèle repose sur le talent dont font preuve celles qui se voient refuser toute appartenance stable aux catégories sociales de race, de sexe ou de classe pour déchiffrer les réseaux du pouvoir. Si elle fut contestée à l’origine par celles qu’elle devait désigner, l’expression “ femmes de couleur ” n’en constitue pas moins une prise de conscience historique qui marque la débâcle générale des signes de l’Homme dans la tradition “ occidentale ”. L’expression “ Femmes de couleur ” construit une sorte d’identité postmoderniste de l’altérité, de la différence et de la spécificité. Et cette identité postmoderniste-là est pleinement politique, quoiqu’on puisse dire à propos d’autres éventuels postmodernismes. Plutôt que de relativismes et de pluralismes, la conscience oppositionnelle de Sandoval traite de positionnements contradictoires et de calendriers hétérochroniques.

Sandoval insiste sur l’absence de tout critère essentialiste qui permettrait d’identifier ou non une femme de couleur. Elle remarque que le groupe s’est défini par l’appropriation consciente de la négation. Ni une Chicana, ni une Noire américaine ne pouvait, par exemple, parler en tant que femme, que Chicano ou que Noir. Elle se retrouvait donc tout en bas d’une cascade d’identités négatives, puisque même écartée des catégories reconnues d’oppressés priviligiés appelés “ femmes et Noirs ” qui prétendaient faire les révolutions importantes. Le concept “ femme ” excluait toutes les femmes non-blanches; le concept “ Noir ” excluait tous les individus non-noirs ainsi que toutes les femmes noires. Mais il n’y avait pas non plus de “ elle ”, de singularité. Les Américaines qui ont affirmé leur identité de femmes américaines de couleur, nageaient dans un océan de différences. Cette nouvelle identité délimite un espace délibérément construit où pouvoir agir ne dépend d’aucune identification “ naturelle ”, mais d’un désir de coalition, d’affinités, ou de parenté politique 10. Contrairement à certains mouvements féministes créés aux Etats-Unis par des Blanches, on ne fait pas ici appel une idée de “ la ” femme, il n’y a pas de recours à la “ nature ”, pas de généralisation de la matrice, idée, tout au moins selon Sandoval, à laquelle on ne peut accéder que par la puissance d’une conscience oppositionnelle.

La thèse de Sandoval doit être comprise comme une formulation féministe puissante du discours anti-colonialiste qui se développe dans le monde entier, discours qui annihile la notion d’Occident et son corollaire le plus important, la prépondérance de celui qui n’est ni animal, ni barbare, ni femme : l’homme, auteur d’un cosmos que l’on appelle Histoire. Au fur et à mesure que l’on déconstruit l’orientalisme, tant sur le plan politique que sur celui de la sémiotique, les identités occidentales se déstabilisent, y compris celles que défendent les féministes 11. Pour Sandoval, la notion de “ femmes de couleur ” a peut-être une chance de réaliser une véritable unité qui ne reproduira pas les sujets révolutionnaires totalitaires et impérialistes des marxismes et des féminismes d’antan qui n’ont pas vu venir les conséquences de la vague de polyphonie désordonnée soulevée par la décolonisation.

Katie King a souligné les limites de l’identification et des mécanismes identificatoires poético-politiques qui sous-tendent la lecture du “ poème ”, paradigme et source du féminisme culturel 12. King dénonce la tendance qu’ont encore certaines féministes contemporaines à établir, à partir des “ événements ” ou des “ échanges ” ayant fait partie de leur propre pratique féministe, des taxinomies du mouvement des femmes grâce auxquelles leurs propres tendances politiques font, pour toutes, figure de totalité. Ces taxinomies tendent à réécrire l’histoire du féminisme de telle sorte qu’elle apparaît comme celle d’une lutte idéologique qui opposerait les uns aux autres différents types d’individus classés par groupes cohérents qui se maintiendraient avec le temps. Féminisme socialiste, radical et libéral en seraient les exemples les plus typiques. Tout autre féminisme est littéralement incorporé ou marginalisé, le plus souvent à travers la construction d’une ontologie et d’une épistémologie tout à fait explicite 13. Les taxinomies du féminisme produisent des épistémologies policières qui empêchent toute déviation de la ligne officielle censée représenter l’expérience des femmes. Et bien entendu, la “ culture des femmes ”, tout comme la notion de “ femmes de couleur ”, est consciemment créée par des mécanismes producteurs d’affinité. Les rituels de la poésie, de la musique, et de certaines formes de pratique universitaire, y ont une importance pré-éminente. Aux Etats-Unis, dans les mouvements des femmes, politique raciale et culturelle sont intimement entremêlées. Apprendre à réaliser une unité poético-politique sans s’appuyer sur une logique d’appropriation, d’incorporation et d’identification taxinomique, voilà ce que King, comme Sandoval, proposent.

Assez paradoxalement, la lutte pratique et théorique contre l’unité-par-la-domination ou l’unité-par-l’incorporation sape non seulement toutes les justifications du patriarcat, du colonialisme, de l’humanisme, du positivisme, de l’essentialisme, du scientisme et autres –ismes que l’on ne regrettera pas, mais empêche aussi toute prise de position naturaliste ou organiciste. Je pense que les féminismes marxistes-socialistes et radicaux ont eux aussi sapé leurs/nos propres stratégies épistémologiques et que cela représente une avancée cruciale dans l’invention des ententes possibles. Reste à voir si, dans ce travail de construction des affinités effectives, toutes ces “ épistémologies ” connues des occidentaux politisés nous manqueront ou non.

En essayant de construire des points de vue révolutionnaires, et en considérant l’épistémologie comme une chose à laquelle doivent travailler ceux qui veulent changer le monde, on démontrera les limites de l’identification. On peut voir, dans les outils décapants de la théorie postmoderniste comme dans les outils constructifs du discours ontologique concernant les sujets révolutionnaires, d’ironiques alliés qui peuvent, pour la survie de tous, nous aider à annihiler nos moi occidentaux. Nous avons une conscience aiguë de ce que veut dire avoir un corps historiquement construit. Mais quand il n’y a plus d’innocente croyance dans le mythe originel, il n’y a plus non plus de Paradis perdu. En renonçant à la naïveté de l’innocence, notre politique renonce à l’indulgence de la faute. Mais à quoi ressemblerait un autre mythe politique du féminisme socialiste ? Quelle sorte de politique pourrait embrasser toutes ces constructions d’identités collectives et personnelles, toujours ouvertes, contradictoires et partielles, tout en restant fidèle, efficace – et, oh ironie, féministe socialiste ?

Je ne connais aucune autre période de l’histoire où le besoin d’une unité politique qui permette d’agir contre le système de domination basé sur la “ race ” , le “ genre ”, la “ sexualité ” et la “ classe sociale ” se soit autant fait ressentir. Mais je ne connais pas non plus d’autre époque où une unité comme celle que nous pouvons aider à construire aurait été possible. Aucune d’entre “ nous ” n’a plus la possibilité symbolique ou matérielle d’imposer une certaine forme de réalité à aucun d’entre “ eux ”. “ Nous ” ne pouvons, en tout cas, pas nous prétendre innocentes de toutes les pratiques de domination que nous venons de définir. Les femmes blanches, y compris les féministes socialistes, ont découvert la non-innocence de la catégorie “ femmes ” (ou ont été forcées de la découvrir à coups de pieds dans le cul et de cris). Cette conscience transforme la géographie de toutes les catégories précédentes ; elle les dénature comme la chaleur dénature une fragile protéine. Les féministes cyborgiennes doivent prouver que “ nous ” ne voulons plus trouver de matrice unitaire dans une quelconque nature, et qu’aucune construction n’est jamais complète. L’innocence, et son corollaire, vouloir que seule la position de victime permette l’objectivité, ont fait suffisamment de dégâts. Mais, en cette fin de XXe siècle, le sujet révolutionnaire construit doit aussi laisser les gens respirer. Dans le processus d’effilochage des identités et dans les stratégies qui sont mises en œuvre pour lutter contre ce processus, s’ouvre la possibilité de tisser autre chose qu’un linceul pour lendemain d’apocalypse, fin si bien annoncée de notre histoire de la rédemption.

Les féminismes socialistes-marxistes, comme les féminismes radicaux, ont à la fois naturalisé et dénaturé le concept “ femme ” ainsi que la conscience de ce que vivent “ les femmes ” dans la société. Un schéma caricatural permettra peut-être de comprendre ces deux tendances. Le socialisme marxien est fondé sur une analyse du travail salarié qui révèle la structure de classe. Parce qu’elle dissocie l’ouvrier (et l’ouvrière ?) de sa production, la relation de salaire crée une aliénation systématique. Les lois de l’abstraction et de l’illusion règnent sur la connaissance, et les lois de la domination sur les pratiques sociales. Le travail est le concept pré-éminemment privilégié par le marxiste car c’est lui qui permet de sortir de l’illusion et de prendre la position nécessaire à ceux qui veulent changer le monde. Le travail est l’activité humanisante qui fait l’homme ; le travail est le concept ontologique qui permet la connaissance d’un sujet, et donc la connaissance de l’assujettissement et de l’aliénation.

Reconnaissant fidèlement sa filiation, le féminisme socialiste a suivi les analyses stratégiques fondamentales du marxisme. Les féministes marxistes et socialistes ont réussi à étendre le concept de travail pour y inclure ce que faisaient les femmes (certaines), même lorsque la relation salariale fut, sous le patriarcat capitaliste, subordonnée à une vision plus large du travail. Elles ont en particulier obtenu, en se référant au concept marxiste du travail, que le travail domestique des femmes et leur activité de mères dans son ensemble (c’est-à-dire la reproduction au sens féministe socialiste) soit pris en compte par la théorie. L’unité qui est ainsi établie entre les femmes est une unité épistémologique qui repose sur la structure ontologique du “ travail ”. Le féminisme socialiste marxiste ne fonde pas l’unité sur la “ nature ” ; il l’envisage comme une éventualité, réalisable à partir d’une éventuelle prise de position fondée sur les relations sociales. Mais avec la structure ontologique du travail et de son analogue, l’activité des femmes, on glisse vers l’essentialisme 14. L’héritage de l’humanisme marxien, et du moi pré-éminemment occidental, me pose problème. Ce qui a été formulé à propos du travail, plutôt que de ramener éternellement “ la ” femme vers une quelconque “ nature ”, doit souligner la responsabilité quotidienne qu’ont “ les ” femmes des constructions sociales.

La version du féminisme radical de Catherine MacKinnon (1992, 1987) est une véritable caricature des tendances totalisantes, incorporationnistes et appropriationnistes des théories occidentales qui fondent l’action sur l’identité 15 . Assimiler les divers “ événements ” et “ échanges ” de la politique conduite ces dernières années par les femmes sous le nom de féminisme radical à la version qu’en donne MacKinnon serait, tant sur le plan factuel que politique, totalement erroné. Mais la logique téléologique de sa théorie montre comment une analyse épistémologique et ontologique – comme sa négation – efface ou contrôle la différence. La réécriture de l’histoire de ce champ polymorphe que l’on appelle féminisme radical n’est qu’un des aspects de la théorie de MacKinnon. Elle produit surtout une théorie de l’expérience, ou de l’identité des femmes, véritable apocalypse de tout point de vue révolutionnaire. La totalisation réalisée par cette

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